Virginité féconde


Au dix-neuvième siècle, l’éminent linguiste qu’était Gesenius (1786-1842) fit scandale à propos du verset d’Isaïe cité par St Matthieu : “ Et voici que la vierge concevra et enfantera un fils ” (Mt 1,23 et Is 7,14). Gesenius faisait observer que le mot parthenos (vierge), utilisé par Matthieu pour citer Isaïe, est bien celui du texte grec de la Bible (la Septante), mais qu’il ne correspond pas au texte hébreu ; le mot employé par Isaïe n’est pas betoulah (vierge), mais ‘alemah (jeune fille). Il n’en fallait pas davantage pour que la critique s’interroge : la Vierge Marie était-elle vraiment vierge ? Et l’oracle d’Isaïe ne désignait-il pas plutôt la naissance toute proche du roi Ézéchias, au lieu d’une Nativité à venir seulement sept siècles plus tard ?

Les observations de Gesenius ne conduisaient pas à émettre de tels doutes. Que Matthieu écrive en grec ne prouve nullement qu’il cite d’après la Septante en ignorant le texte hébreu : il a très bien pu, lui aussi, constater le problème de traduction et s’en tenir au choix de la Septante. Et même s’il est possible, au moins théoriquement, de suspecter Matthieu d’avoir, par ignorance du mot ‘alemah, cru que la maternité virginale de Marie accomplissait l’oracle d’Isaïe, comment supposer que les sages de la Septante aient pu traduire ‘alemah par “vierge” dans le but d’accréditer la virginité de Marie, deux siècles avant Jésus-Christ ? Avant de sauter à des conclusions qui satisfont davantage l’impertinence contestataire que la rigueur scientifique, demandons-nous quel est le sens du mot ‘alemah, en examinant ses emplois dans la Bible hébraïque. Nous chercherons ensuite comment la Septante l’a traduit, dans chacun des cas rencontrés, et pourquoi ce choix du mot parthenos pour traduire l’oracle d’Isaïe. Nous verrons alors, comme il est fréquent, qu’une recherche approfondie livre non seulement la solution du problème, mais encore une abondante moisson pour nourrir notre méditation et entrer dans la révélation du mystère.

Le mot hébreu ‘alemah est construit sur la racine verbale ‘alam qui signifie “ cacher ” ou “ garder secret ”. De là vient le mot  ‘olam , généralement traduit par “ éternité ” mais qui représente mieux un temps caché, une durée dont le terme est inconnu. Cette même racine représente aussi la vie qui a mûri mais n’est pas encore révélée. D’où son emploi pour caractériser des jeunes gens, garçons (‘elem) ou filles (‘alemah), dont la maturité — masculine ou féminine — demeure invisible, mais qui sont cependant mûrs pour l’union nuptiale et désireux de se marier. Ce qui est encore caché, pour ces jeunes gens à la fois nubiles et vierges, c’est la vie exprimée dans une relation d’amour. La Bible décrit de la même manière, la relation d’amour entre l’homme et Dieu, qui reste cachée ad ‘olam, c’est-à-dire jusqu’à la révélation de la fin des temps, jusqu’à l’Apocalypse.

Le mot ‘alemah apparaît sept fois dans la Bible. Deux fois (Gn 24,43 et Is 7,14) la Septante l’a traduit par parthenos (vierge). Quatre fois (Ex 2,8 ; Ps 68,26 ; Ct 1,3 et 6,8), la traduction choisie est neanis (jeune ou jeune fille), et une fois (Prv 30,19), neotès (jeunesse, ou jeune). Pour ces cinq derniers passages, la ou les jeunes filles désignées sont toujours des inconnues, des personnages secondaires autour d’un personnage principal ; ce sont sans doute des jeunes filles, mais qu’elles soient vierges ou non ne change rien à l’histoire qui les évoque ou les met en scène un très court instant. Dans la Genèse, au contraire, le mot ‘alemah désigne Rébecca, et son emploi est d’autant plus intéressant que c’est la première occurrence du mot dans la Bible, celle qui va construire le sens. La virginité, on va le voir, y est essentielle.

Le chapitre 24 de la Genèse raconte comment le vieux serviteur d’Abraham est envoyé par son maître au pays natal, afin d’y trouver femme pour Isaac ; comment il y rencontre Rebecca, comment il la ramène au pays de Canaan où elle épouse Isaac. Au début du récit, le serviteur est arrivé en vue de la ville de Nacor ; il fait reposer ses chameaux près d’une fontaine, à l’heure où viennent y puiser les filles (benot) des habitants de la ville. Là, il forme un vœu au sujet de la jeune fille (na‘ara) à laquelle il va demander à boire. Aussitôt, entre Rébecca. “ Cette jeune fille (na‘ara) était très belle, vierge (betoulah), aucun homme ne l’avait pénétrée ” (Gn 24,16). Dans ce verset, non seulement nous dit-on que Rébecca est vierge, mais le mot est encore accompagné de sa définition, peut-être parce que c’est la première fois qu’il apparaît dans la Bible. Pourtant la jeune fille est toujours appelée na‘ara, pas encore ‘alemah. Cinq fois dans ce chapitre c’est le même mot na‘ara qui revient, désignant les jeunes en général, garçons ou filles. C’est seulement au verset 43 que le serviteur, faisant part à Laban, frère de Rébecca, du vœu qu’il avait formulé, emploie le mot ‘alemah pour désigner cette jeune fille qu’il sait maintenant être Rébecca. Pourquoi cette différence ?

Quand le serviteur formule son vœu, il parle à Dieu. Il voit arriver les filles des habitants de la ville, et s’il en évoque une en disant na‘ara, c’est qu’il pose sur ces filles un regard de vieil homme qui n’a pas besoin de préciser à Dieu pourquoi il s’intéresse à ces jeunes gens. Au contraire, en s’adressant au frère et au père de Rébecca, il doit leur faire comprendre que c’est elle, l’épouse qu’il est venu chercher pour Isaac, et qu’elle répond aux conditions requises : c’est une jeune fille nubile, mûre, désireuse du mariage et non mariée, c’est-à-dire à la fois vierge et non fiancée, non promise à un autre homme. C’est tout cela qu’exprime le mot ‘alemah : une jeune fille nubile, non mariée et vierge. Et c’est aussi tout cela que les parents ont besoin d’entendre, car ils hésitent à laisser partir celle qui pour eux est toujours l’enfant, la na‘ara qui se précipite chez sa mère (verset 28), et qu’on voudrait garder encore un peu à la maison (verset 55). À défaut d’un mot grec assez riche de sens pour traduire tout ce que contient le mot ‘alemah, les sages de la Septante ont privilégié ce qui leur paraissait le plus important chez Rébecca : la virginité.

C’est peut-être discutable d’un point de vue littéraire car il valait sans doute mieux, devant la famille, insister sur le caractère nubile de Rébecca dont les parents ne voient pas qu’elle désire le mariage. Mais du point de vue spirituel nous ne pouvons que nous réjouir de ce choix qui souligne une exigence essentielle de la préparation nuptiale — dont c’est ici le premier récit biblique. La virginité de Rébecca préfigure celle que l’époux désire pour la Bien-Aimée, “ la toute belle ” qui paraîtra “ comme un lis parmi les ronces ” (Ct 2,2) lorsque viendra pour elle l’heure de son éveil (Ct 2,7), lorsque s’achèvera le ‘olam, le temps caché, lorsque se concluera l’alliance d’amour.

Ce que nous avons maintenant du mot ‘alemah nous permet de comprendre pourquoi la Septante l’a traduit par “ vierge ” dans l’oracle d’Isaïe comme elle l’avait fait pour Rébecca. Là, le Seigneur décrit au roi Akhaz quel sera le signe que Dieu donne à la maison de David. Le signe doit se voir comme un phare sur un océan de banalité. Une vierge qui devient enceinte sans qu’“ aucun homme ne l’ait pénétrée ” (Gn 24,16), voilà un signe incontestable. Et pour Akhaz, la ‘alemah dont lui parle Isaïe est cette jeune fille vierge. Mais pour les grecs, il est indispensable de traduire explicitement ‘alemah, faute de quoi le signe perdrait sa qualité : si la jeune fille n’est pas vierge, il n’y a pas de miracle, plus de signe, il n’y a qu’un arbre au milieu d’une forêt. Là encore, les traducteurs de la Septante ont souligné l’essentiel. Un signe d’une telle ampleur qu’il marque l’arrivée de “ Dieu avec nous ” ne pouvait s’accomplir qu’au terme d’une longue attente préparatoire. Sept siècles plus tard, Dieu est en effet “ avec nous ”. Il épouse son peuple en venant féconder “ une jeune fille vierge accordée en mariage à un homme nommé Joseph ”. Ah! si Luc avait écrit en hébreu, nul doute que cette jeune fille eût été ‘alemah. Elle est nubile et désireuse du mariage, puisque déjà promise. Elle est vierge comme nous le dit le mot parthenos employé par Luc — ce mot que déjà les Septante avaient choisi pour Rébecca —, et ainsi que Marie elle-même l’oppose à l’Ange qui lui annonce la fécondité : Marie est comme Rébecca, “ aucun homme ne l’a pénétrée ”.

Vierge et féconde, car la virginité n’est pas la frigidité. Celle-ci est stérile comme la vigne-vierge ou l’arbre sec, quand celle-là est féconde et portera du fruit. Pour que la virginité de Rébecca échappe à la stérilité, il a fallu l’intervention divine, sur la prière d’Isaac. Dieu, source de toute vie, est maître de la fécondité. Au contraire, la virginité de Marie va se révéler féconde sans l’intervention d’aucun homme. Car Dieu est tout autant maître de la fécondation. Mais pour que la toute-puissance divine se manifeste en elle, il fallait que la virginité de Marie soit celle de l’attente cachée (‘olam), du désir de l’union (‘alemah), et non pas celle d’une féminité désincarnée, qui se ferme par peur de vivre ou enterre son talent par crainte du maître qui “ récolte où il n’a pas semé ”. Aussi est-il essentiel de savoir qu’au jour de l’Annonciation, Marie est déjà engagée par le lien du mariage, déjà fiancée ou mariée selon la coutume juive, donc liée par la promesse d’une union cependant non encore consommée, car c’est la preuve d’une féminité entière, intacte, “ toute parée pour son époux ” auquel elle va se consacrer. Or c’est précisément en cet instant où sa vie est faite, construite, donnée, que Dieu surgit “ comme un voleur ” pour demander à Marie ce à quoi elle tient certainement le plus : sa féminité promise. Dieu demande toujours ce qu’on voudrait garder, ce que l’on a de plus précieux, quand on croit avoir tout donné. Marie consent. “ Voici la servante du Seigneur. Qu’il me soit fait selon ta parole ”. Alors, de cet abandon même naît “ le fruit des entrailles ”. Voici que la virginité se révèle féconde. Instant sublime de l’Annonciation : Marie, par son Fiat, accepte de consacrer à Dieu le plus profond de sa personne, son corps, son cœur, son âme. Vocation unique, sans doute, pour l’unique Vierge des vierges.

Et pourtant, c’est cela que Dieu demande aussi à chacun de nous : Lui livrer nos entrailles. Dieu nous veut, son peuple, son église, vierge pure pour les noces, mystère voilé qu’aucun homme n’a pénétré. Hélas, le monde, à chacune de nos compromissions, nous pénètre de sa corruption, et tout serait perdu s’il n’était venu, “ Dieu avec nous ”, pour nous purifier de toute souillure. Il nous mène au désert, non pour nous réduire en cendres, mais pour nous séduire et pour épouser ce que nous lui donnons. Pas nos trésors frileusement enterrés, mais notre humanité pleine et vivante, notre corps jusqu’au fond de l’âme. Alors consacrés, nous serons transfigurés dans ces noces mystiques. Alors nous deviendrons semblables à Lui, alors “ nous le verrons tel qu’Il est  ”. Alors, nous Le contemplerons dans sa gloire, parvenus au terme de ce temps caché, de ce ‘olam à jamais dévoilé.


Jean Michelet
Autrey, novembre 1994
Montrouge, juin 2015





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